QUAND LES CHÈVRES S’ÉVANOUISSENT

par Mathieu Chabot

J'étais en train de regarder le soleil se lever derrière la butte tout près de la grange quand je les ai vu tomber d’un seul coup sur le côté. C’est typique des chèvres myotoniques lorsqu’elles ont peur. Leurs muscles se figent soudainement ce qui provoque la chute de l’animal. C’est amusant lorsqu’on sait que leur crainte est causée par quelque chose d’anodin comme un chien agité ou un tracteur bruyant. Ce l’est moins lorsqu’on ignore la cause.

Ils devaient être une douzaine à sortir du boisé. Des hommes et des femmes marchant droit devant sans se retourner. J’ai d’abord cru à un de ces groupes de marcheurs avides de paysages bucoliques. Mais quelque chose clochait. Dans ce coin de pays, les randonneurs se font rares.


Cela va faire deux jours que ces gens ont traversé ma ferme à la marche. Depuis, cet événement ne cesse d’occuper mes pensées. Aujourd’hui, il vente à écorner les boeufs. Les chèvres ont formé un cercle bien compact pour se protéger contre le vent et la pluie. Je me dis que je devrais probablement les rentrer dans la grange. Moi, je suis au chaud, dans mes bas d’alpaga avec un café et le foyer qui fonctionne à plein régime.

C’est alors que je les aperçois. Ils ne sont que quatre cette fois-ci. On dirait une famille. Ils se dirigent vers la maison. J’enfile mon manteau et mes bottes puis je sors si vite que le chien n’a à peine le temps de lever les deux oreilles.
— Hey! Bonjour!
Je n’obtiens aucune réponse, bien qu’ils soient à quelques mètres de moi.
— M’dame? M’sieur? Vous êtes sur un terrain privé ici.
La dame me bouscule. Comme si je n’existais pas, elle poursuit son chemin suivi de l’homme et de deux adolescents.

Je décide donc de rentrer et de les laisser à leur promenade sans queue ni tête. De l’intérieur, je les observe le nez collé à la fenêtre. À chaque passage de ma main sur le carreau pour le désembuer, je les regarde s’éloigner. Toujours un peu plus loin. Toujours un peu plus petit. Comme une pensée qui m’échappe.


Peter, mon voisin n’a croisé qu’un seul marcheur. N’eût été l'accoutrement plutôt sommaire de cet étranger, Peter n’en aurait sans doute pas fait mention lors de notre appel. Mais un homme en pyjama des Giants de New York qui marche bêtement dans votre cour arrière en plein mois d’octobre, ça ne s'oublie pas. Dans l’espoir de trouver réponse à nos questions, nous décidons de descendre en ville.

Déjà, sur la route, nous sommes témoins d’étranges situations comme ce serveur en plein milieu de la rue que je dois éviter pour ne pas renverser avec mon camion.
— Regarde, un autre serveur de chez Marty’s Cafe qui s’est égaré dans son service aux tables. lance Peter sur un ton narquois.
— Arrête. Ce n’est pas drôle.
— Je sais… désolé. On se croirait dans un film de George Romero.
— Tu peux ouvrir la radio s’il te plaît? C’est l’heure du bulletin régional.

[…] Pour l’instant, on ne s’entend même pas sur l’origine du problème. Virus, maladie, désordre cérébral? Chose certaine, toutes ces personnes marchent dans la même direction et selon certains observateurs cette direction semblerait être vers le sud. Dans l’État du Vermont, le phénomène ne cesse de prendre de l'ampleur si bien que les autorités gouvern […]

Sans attendre, j’appuie sur les freins et fais demi-tour.
— Que fait-on? demande-t-il.
— On retourne à la ferme.
— Ce serait sans doute une bonne chose d’acheter quelques provisions?
— Excellente idée! Et je vais avoir besoin de grillage à clôture à bétail.
— Que veux-tu en faire?
— Je ne veux pas de ces gens sur ma ferme. Je vais tout clôturer. Qu’ils aillent marcher ailleurs.


Cela va bientôt faire quinze heures que Peter et moi travaillons. Les paumes de mes mains ressemblent à des tomates pelées et je n’ai qu’une seule envie, boire une bière froide sous une douche chaude. Malgré tout, nous avons réussi à clôturer tout le versant nord de la ferme. De cette manière, les futurs marcheurs se buteront à cet obstacle, ce qui, je l’espère, les fera rebrousser chemin. Ce n’est pas l’avis de Tyler, le livreur de la coopérative agricole qui vient tout juste d’arriver avec ma commande.
— Ça devrait les empêcher d’aller plus loin, mais je ne crois pas qu’ils rebroussent chemin. dit-il.
— Sur quoi te bases-tu pour penser ça?
— Tu te souviens de Larry, mon patron? Ils l’ont retrouvé noyé dans le lac.
— Quel est le rapport?
— Un soir, il s’est mis à marcher comme tous les autres. Le problème c’est qu’il y avait un lac sur son chemin. Il ne s’est jamais arrêté… Il a marché jusqu’au fond et s’est noyé.
— C’est de la pure folie!
— J’en conviens... Bon, je dois me sauver. Je dépose la livraison dans le hangar comme toujours?
— S’il te plaît Tyler.
— Avant que j’oublie... je n’avais plus l’engrais que tu achètes habituellement. Je t’ai donc apporté une nouvelle marque.


Trois jours se sont écoulés depuis l'installation de la clôture. Comme l’avait prédit Tyler, celle-ci a permis de stopper l’avancée des marcheurs, mais aucun d’entre eux n’a rebroussé chemin. Ils sont maintenant une dizaine massés le long du grillage. Bien qu’ils soient calmes, ils s’obstinent à avancer ce qui exerce une pression considérable sur la clôture. Pour ma part, je garde mes distances. Perché sur mon balcon, j’observe la scène sous un ciel étoilé.


Six heures moins quart. Je viens tout juste d’ouvrir les yeux. Je réalise que je n’ai pas bougé de la nuit. Je n’avais pas aussi bien dormi depuis longtemps. Pendant que je profite des derniers bienfaits de cet état comateux sur mon corps, je commence à discerner un léger bruit au travers des bêlements des chèvres. Constant et répétitif comme une porte qui claque au vent. Je descends à l’étage, enfile mes bottes, attrape au passage mon Winchester calibre 12 et fait signe au chien de me suivre.

Lentement, j’approche de la grange par le sud-ouest. C’est de là que provient le son. Au loin, je constate avec effroi que mon barrage de fortune fléchit de plus en plus sous le poids des marcheurs. Reprenant mon sang-froid, j’atteins la bâtisse, m’y arrête et dépose la main contre le mur. Quelque chose cogne contre celui-ci. Un bruit qui me rappelle Nesquik, mon vieux bouc, lorsqu’il décidait de s’en prendre à l'épouvantail en lui assénant des coups de cornes. Je crois qu’il avait perdu la raison. Trop de chèvres à gérer. Dieu ait sa viande!

Je décide alors de contourner la grange pour me diriger vers l’entrée. En moins de deux, je charge mon Winchester et tourne le coin de la porte d’un mouvement rapide pour faire face à l’intérieur.

Il se tient dos à moi, tout au fond de la grange. S'obstinant à vouloir aller de l’avant, il se cogne la tête à répétition contre le mur au point d’y laisser une tache de sang. Craintif, le chien aboie, ce qui ne semble pas importuner notre visiteur.

Le tenant en joue, je progresse vers lui quand soudainement, j’entends quelqu’un prononcer mon nom derrière moi. Sous l’effet de la surprise, mon corps se crispe d’un seul coup ce qui a pour effet de serrer mon index sur la gâchette. Le son de la détonation et le recul de l’arme sont foudroyants. Devant moi, l’homme gît au sol avec une moitié de boîte crânienne en moins tandis que la tache de sang sur le mur s’est considérablement agrandie.

Derrière moi, Peter fait un pas vers l’arrière en se prenant la tête.
— Oh merde…
— Oh merde? C’est tout ce que tu trouves à dire Peter? Je viens d'abattre un homme. Dans ma foutue grange!

Bouleversé, ce dernier poursuit le regard fixé sur le cadavre.
— Techniquement, ce n’était plus vraiment un homme…
— Qu’est-ce que tu essaies de dire? À ce que je vois, il a deux bras, deux jambes et un putain de t-shirt sur lequel il est inscrit Keep calm and eat bacon.
— Ils migrent.
— Que veux-tu dire? Ils migrent...
— Ceux qui marchent. Ils migrent vers le sud, comme les oiseaux, dit-il en se retournant vers moi.


Les images de la grange ne cessent de tourner en boucle dans mon esprit. Elles sont si dérangeantes qu’elles me plongent continuellement dans un état second depuis les événements. C’est finalement le son strident de la bouilloire sur le feu qui me sort de ces pensées.
— Du lait dans ton café? me demande Lauren, la femme de Peter.
— Non, je te remercie.

Déposant la tasse devant moi, elle retourne aussitôt s’affairer à ranger des provisions dans sa dépense. Peter lui, revient dans la cuisine journal à la main.
— Même les chercheurs s’expliquent mal le pourquoi du comment…

Laissant tomber le journal devant moi, il s’assoit et poursuit.
— Par contre, tous s’entendent pour dire que les marcheurs agissent selon le même principe que les oiseaux migrateurs. Ils captent le champ magnétique terrestre et l’utilisent pour s’orienter.
— Et ce champ magnétique, comment le captent-ils?
— Ce serait la magnétite.
— Va falloir être plus clair ici...
— La magnétite, c’est ce qui sert à fabriquer les boussoles. On en trouve aussi sous forme de cristaux dans le cerveau des oiseaux migrateurs. D’une quelconque manière, ces gens qui marchent auraient eux aussi de ces particules dans la tête.
— Comment? Ils les respirent?
— On ne sait pas encore. Du moins, c’est ce qu’on dit aux nouvelles...

Traversant la cuisine les mains chargées de boîtes empilées les unes sur les autres, Lauren s’arrête subitement.
— Chéri, ce que tu entends aux nouvelles n’est qu’un tissu de mensonges.
— S’il te plaît Lauren… Tu veux bien arrêter avec tes théories du complot.
— Il ne s’agit pas de complot Peter. Je crois simplement qu’on ment aux médias autant qu’à la population. Si tu veux mon avis, c’est encore une de ces compagnies qui a foiré dans la fabrication d’un nouveau produit.

D’un seul trait, Peter engloutit le reste de son café et se retourne vers moi.
— Bref, vu l’incertitude, Lauren et moi avons décidé de rester à la maison… le temps que ça passe. Je crois qu’il serait sage que tu en fasses autant.
— J’y songerai.
— Bien. Je te ramène chez toi?
— Volontiers.


De retour à la maison, je décide de creuser une tombe de fortune pour cet homme que j’ai accidentellement abattu plus tôt dans la grange. Malgré les recommandations de Peter et Lauren, j’ai convenu de ne pas en informer la police. Je sais, c’est affreusement immoral, mais vu les circonstances actuelles, il me semble juste de privilégier le « chacun pour soi ».

Je me rends donc dans le hangar pour me munir d’une pelle. Rapidement, je réalise que je dois escalader les sacs d’engrais livrés par Tyler, car ceux-ci m’empêchent d’atteindre mes outils. Une fois l’instrument de fossoyeur en main je sors du hangar laissant derrière moi un nuage de poussière tout droit sorti de l'amas de sacs.

D’après ce que j’ai trouvé dans son portefeuille, il s’appelait Christopher Conrad. Un type d’une quarantaine d’années travaillant dans un abattoir à une cinquantaine de kilomètres d’ici. Heureusement, je ne suis pas tombé sur une photo de deux enfants le sourire fendu jusqu’aux oreilles. Malgré tout, je me sens bizarre. J’ai cet étrange sentiment qu’il faudrait que je quitte la ferme. Cette intuition est si forte que chaque coup de pelle me donne l’impression que je creuse ma propre tombe en restant ici.

Attrapant le cadavre par les deux jambes, je réussis à le traîner jusqu’au fond du trou. Après quelques minutes d'effort, ce dernier est enfin recouvert et je peux m'asseoir pour reprendre mon souffle. J’en profite pour balbutier une prière très sommaire au cas ou cet homme aspirerait à un royaume dans les nuages.

C’est à ce moment que je l’aperçois. D’un pas nonchalant, elle s’avance vers moi, vêtue d’une robe fleurie et de pantoufles en phentex. Plus elle se rapproche, plus ma respiration accélère. Lorsqu’elle passe à quelques pieds de moi, je retiens mon souffle et me retourne pour l’observer poursuivre sa route. Les derniers rayons de soleil frappent alors mon visage et je suis soudainement envahi d’un calme plat. Je me lève en laissant tomber la pelle, ce qui a pour effet de surprendre et de faire basculer deux petites chèvres venues épier mon projet funéraire. Je ne m’en préoccupe pas. J’ai mieux à faire. Je dois quitter la ferme. Je dois marcher.